Jean Claude Peronnet
Il est difficile de parler d’Afran (Du peintre Afran? Du sculpteur? Du danseur de couleurs et de traits?), de l’artiste Afran, sans faire référence à une culture, celle, riche de formes et de beauté, des Fangs et de ses entrelacs avec les cultures d’Afrique centrale.
Afran est de (et pas seulement «vient de») Guinée Equatoriale. Ce petit pays, dans son découpage artificiel, dans sa géographie géométrique, est un pur produit des partages coloniaux. Il n’en dispose pas moins d’une unité, d’un courant fort qu’il partage avec les pays voisins, Cameroun et Gabon et avec le Congo, plus éloigné : la langue et la culture fang.
L’origine des Fangs est incertaine, mais on sait qu’ils ont passé des siècles à se déplacer, à traverser la grande forêt de l’Afrique centrale et à faire halte dans les îlots de ses plaines. Ce sont des arbres, des arbres qui marchent.
Longtemps méconnue, voire méprisée ou pire encore attaquée par les Européens, religieux, militaires, administrateurs ou commerçants, leur culture a dû attendre la rencontre avec d’autres Européens, les artistes, pour être enfin reconnue pour ce qu’elle est, une formidable expression du monde, dont la partie visible est faite de bois et la partie sonore des vibrations des cordes des harpes sacrées, des lattes de bambous des xylophones et des peaux tendues des percussions. L’art fang est d’abord connu, depuis Picasso, Derain, Braque et les Surréalistes entrainés par Breton, pour sa statuaire. Les reliquaires fang du culte byéri surmontent le couvercle d’une boite cylindrique en écorce, contenant les reliques, crânes, ossements, d’un ancêtres fondateur du village ou protecteur de la lignée. Ces statuettes semblent prisonnières de leur socle mais elles ont les jambes légèrement pliées : elles sont prêtes à bondir et à danser. L’esprit qu’elles re-présentent, celui-ci s’étant déjà présenté du vivant d’une enveloppe physique, est en elle et danse à l’appel des tams-tams, lors des cérémonies rituelles. Les masques fang, tout aussi célèbres, ne sont eux aussi figés que parce qu’ils ont perdu leur raison d’être. Les masques authentiques sont montrés, morts, derrière des vitrines dans des musées de pays froids et silencieux; les copies sont accrochées, pendues comme du gibier le long des routes africaines, à des murs de salons cossus. De son vivant, le masque était caché, ne sortant, n’étant rendu visible aux villageois que lorsqu’il dansait ou rendait la justice, au nom des ancêtres qui, du haut de la canopée de la mort, savaient et s’exprimaient, à travers le masque, pour ceux qui pouvaient les entendre. Dans cette culture fang, tout est donc affaire de racines, de plongée dans l’univers des morts, toujours vivants dans les feuilles, le vent ou les cris des animaux, tout est aussi affaire de mouvement, de lignes de fuite et d’élégance des formes.
Afran, artiste du XXIème siècle, est-il emprisonné dans ses racines ou les refuse-t-il? Comme les guerriers fangs d’autrefois, comme les chasseurs-cueilleurs fangs d’autrefois, se déplaçant au gré des mouvements du gibier, Afran bouge. Son gibier, ce sont les images, qu’il piège ici ou là et qui ne lui échapperont plus, dont il se nourrira dans des œuvres à l’inspiration d’abord étrangère, puis de plus en plus personnelle. En héritier des guerriers, il sait qu’il ne sert à rien d’attendre et que le seul salut réside dans le mouvement. Pacifiquement, pour conquérir de nouveaux styles, pour se frotter à des puissances artistiques nouvelles et lointaines, il est allé guerroyer en Espagne, en France, en Italie, patries de l’art classique. Mais le classicisme, tout comme la perspective, n’est qu’une question de point de vue, d’orientation du regard. L’art fang aussi est considéré par certains comme l’art classique de l’Afrique centrale. Aussi, en chasseur et guerrier Fang, l’artiste Afran s’assimile-t-il les influences étrangères, rassemblant des éléments que tout oppose et en fait la synthèse. L’histoire fang est une dissertation: thèse africaine et auto-centrée, organisée autour du bâton ou pilier central ; antithèse extérieure, apportée par les autres peuples rencontrés, d’Afrique ou d’Europe, douloureuse car elle fait vaciller les certitudes; et synthèse nouvelle, réconciliant les contraires, acceptant les nouveautés dans les rites anciens (qu’on songe aux veillées du bwiti fang, à ses emprunts au christianisme, jusqu’à la croix qui souvent se dresse dans le temple ou à la harpe-femme au visage de Marie…), associant la vie moderne et occidentale à la pensée complexe de l’univers fang.
Tous les professeurs de littérature le diront: la dissertation, classique elle aussi, n’est réussie que lorsque son plan est respecté, que lorsqu’on inclut la synthèse. S’arrêter à l’antithèse, c’est ne pas savoir résoudre les conflits entre deux mondes, entres deux pensées, c’est être définitivement coupé en deux, ou accepter la défaite de la première partie, la thèse initiale de l’héritage et des ancêtres. Ce serait, comme pour beaucoup de jeunes Africains, être perdu entre deux univers apparemment irréconciliables ou être déculturé et ne plus savoir qui on est, d’où l’on vient, où l’on va. Il existe ainsi des formes d’expression passe-partout, des world-art consommables dans des mac-musées. Elles s’inscrivent avec aisance dans des échanges factices où les interlocuteurs que nous sommes sont dupes de l’apparente facilité des contacts, de la réconfortante similarité des goûts. Afran, Saint-Georges africain, affronte le dragon de la mémoire creuse qui s’empare de tout et ne restitue rien. Il défie la société mondiale et ses codes univoques. Dans une récente série, il joue avec le matériau essentiel de la culture dominante, le jean’s. Symbole trompeur de liberté, emblème du commerce sans frontière, vrai uniforme du faux individualisme, le jean’s est retouché par Afran, découpé, segmenté, et assemblé pour faire des signes hommages aux esprits africains apparemment vaincus. Rompant l’anonymat meurtrissant, des visages jaillissent des tissus, rappelant les masques et les ancêtres de la forêt. Ailleurs, avec un autre matériau hautement symbolique de la société de consommation, ses déchets métalliques, ses cannettes de sodas, boissons elles-mêmes emblématiques, étanchant la soif universelle de sucre et de bulles, Afran compose des œuvres d’art. Le procédé n’est pas nouveau mais Afran diffère d’Andy Warhol sur un plan essentiel : il détourne le métal de nos rebuts pour aller à la rencontre des racines de son univers: avec les cannettes, il dessine des byéris gigantesques, tels qu’on peut les voir au dessus des portes des centres culturels français et espagnols de Bata et Malabo. Ecrasée, vaincue, disparue en terre, la racine ressort là où on ne l’attendait pas et se propose elle-même comme un nouveau chemin. Afran ne copie pas l’ancien, ne se contente pas de jouer avec les codes contemporains, il prend ce qui s’oppose et en fait une œuvre sublimée, nouvelle, résolution des contradictions.
Afran redécouvre sans cesse son passé et sa culture, ses rites et ses mythes. Il puise le suc de sa création qui s’affirme et se développe. Il y puise aussi la force de se tourner résolument vers le monde extérieur et l’à-venir. Les traditions ne constituent pas un repli ethnocentrique sur lui-même; au contraire, elles l’aident à avancer, à savoir qui il est, à faire de lui un arbre qui marche.
Quand il fait une œuvre de création spontanée, rythmée par la musique, devant un public, Afran peint et danse, libre dans l’air. Ses racines sont aériennes.
Jean Claude Peronnet